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Morgane Perset
Chargée de mission Prospective et Dialogues urbains
AUAT
David Mangin est architecte-urbaniste (Seura architectes), professeur émérite à l’École d’architecture de la ville et des territoires de Paris-Est. Grand prix de l’urbanisme en 2008, militant de la « ville passante », David Mangin est connu localement pour son projet d’aménagement de la ZAC Toulouse Aerospace. Dans le cadre de ses activités d’enseignement et de recherche, il coordonne depuis quatre ans un programme de recherche international sur les rez-de-ville.
Vous avez développé la notion de rez-de-ville qui considère à la fois les rez-de-chaussée d’immeubles et les espaces ouverts sur lesquels ils donnent. Vous la qualifiez d’« angle mort » de l’aménagement urbain. Pouvez-vous revenir sur cette notion ?
Cela fait un certain nombre d’années que la question des rez-de-chaussée d’immeubles pose des problèmes de programmation, d’aménagement et de vacance. On le voit dans l’urbanisme de ZAC tout comme dans la crise des villes moyennes. Mais il ne faut pas circonscrire cette question aux pieds d’immeubles ou à l’urbanisme opérationnel des ZAC dans lesquelles on n’arrive pas à faire fonctionner les rues et à remplir les rez-de-chaussée. Il n’est pas non plus satisfaisant de penser qu’il suffit de mettre plus de commerces. Donc, tout le monde tourne autour de la question, mais les réponses apportées ne sont bien souvent pas à l’échelle du sujet.
Je m’intéresse depuis longtemps aux conditions de fabrication de la rue, de sa construction progressive. C’est dans ce questionnement que s’insère cette réflexion sur les rez-de-ville. Il s’agit tout d’abord de penser un urbanisme d’itinéraires et non de périmètres, c’est-à-dire de penser la quotidienneté, celle des parcours de tous les jours : déposer ses enfants à l’école, prendre le métro, s’arrêter pour faire des courses au retour… Ces parcours dépassent les périmètres de l’aménagement ou les cercles d’accessibilité des gares.
Par ailleurs, la question de la rue, c’est aussi celle de la profondeur des espaces publics et des îlots. Faut-il faire des cours ? Faut-il qu’elles relèvent d’une gestion publique ou privée ? Que vous soyez dans une rue animée ou résidentielle, il faut penser les choses avec plus de profondeur, à l’intérieur de la limite public/privé. Il faut aussi sortir de l’idée reçue que toutes les rues doivent être animées et commerçantes. Il peut y avoir des rues résidentielles franchement assumées avec des jardins comme interfaces avec les logements. Il peut aussi y avoir des locaux qui donnent à la fois sur la rue et sur des jardins ou des cours. On sait tout à fait faire des rez-de-chaussée résidentiels habitables. Simplement, par paresse et pour des raisons d’économie immobilière, on ne fait pas ce qu’il faut pour rendre les rez-de-chaussée franchement habitables.
Comment avez-vous travaillé cette notion de rez-de-ville, d’urbanisme d’itinéraires, de profondeur, pour la ZAC Toulouse-Aerospace ?
Sur ce projet, l’idée est justement de créer des itinéraires. Si nous avons gagné le concours, c’est qu’au-delà de la Piste des Géants orientée nord-sud, nous avons fourni des plans avec des itinéraires est-ouest permettant de relier le quartier de Montaudran de l’autre côté de la voie ferrée et le campus de Rangueil en enjambant la rocade. Ensuite, la question des rez-de-ville s’est posée à double titre : d’une part pour les immeubles bordant la Piste des Géants et, d’autre part et de façon plus classique, pour le reste de la ZAC.
Les immeubles qui donnent sur la Piste des Géants sont principalement des bureaux avec des halls d’accès. En lien avec la montée des questions sécuritaires, le traitement de ce type de rez-de-chaussée devient de plus en plus complexe… ou de plus en plus simple puisqu’il n’y a plus qu’un seul accès. Cela réduit la porosité des immeubles. Nous avons dessiné un système de quinconces et de redans [1] permettant de faire des cours, des jardins, de traiter les entrées d’immeubles avec un recul suffisant par rapport à la Piste des Géants et d’avoir un espace d’accueil à l’extérieur. Une des discussions a été de savoir si ces espaces devaient être entretenus par le public ou le privé. Nous essayons autant que possible qu’ils soient accessibles et entretenus par le public.
Un autre élément à avoir en tête pour les immeubles qui bordent la Piste des Géants, c’est que nous partons de zéro. Nous essayons donc d’en faire des adresses. Adresser est une des fonctions primordiales de la rue. Nous avons choisi de donner aux immeubles les noms de villes-étapes de l’Aéropostale.
Sur les immeubles proprement de ZAC, la question du rez-de-ville porte notamment sur les parkings. C’est aujourd’hui une vraie question dans les ZAC. Les promoteurs ne souhaitent pas enterrer les parkings pour des raisons de coûts, sauf à faire franchement des pilotis, et de notre côté nous souhaitons réduire leur occupation des rez-de-chaussée. Cela nous pose des problèmes de gestion des interfaces. Nous essayons de ne pas avoir entièrement des rez-de-chaussée de parkings dans une même rue, mais aussi des commerces, des jardins. Ce n’est pas toujours satisfaisant, nous essayons de faire évoluer les mentalités.
Dans le cadre du programme de recherche international sur les rez-de-ville que vous coordonnez, vous vous intéressez à ce qui se passe dans d’autres villes du monde. Vous développez à partir de ces expériences l’idée de « formel/informel, besoin des deux ». Quelles sont les principales leçons à en retenir ?
Il y a beaucoup à apprendre en observant les rues des grandes mégapoles d’Asie, d’Afrique et d’Amérique du Sud. L’informel est en réalité très régulé. Les choses sont négociées, organisées, imposées… avec de l’imagination pour régler les problèmes car les places sur l’espace public valent cher. Les choses se déploient, se rangent, s’arrangent, se montent et se démontent dans la rue. Il y a énormément d’observations à faire.
On y redécouvre aussi, par exemple, la vertu des marchés qui fonctionnent avec les commerces alentour et non de manière isolée. Ils se déploient plusieurs fois par semaine et leur dispositif évolue au cours de la journée et des contraintes d’ensoleillement.
Il y a aussi une leçon à retenir des formats de commerces en Asie. Ils peuvent être très petits et pour autant très utiles, se déployer de façon tarabiscotée voire sur plusieurs étages. À Paris aussi, des moyennes surfaces réussissent à s’installer dans des formats tout à fait incroyables, parfois avec 5 mètres d’ouverture sur la rue et 50 mètres de profondeur. Cela permet de fabriquer des rez-de-ville plus profonds avec des systèmes de cours.
La crise du Covid-19 a impacté nos modes de vie dans la rue, dans la ville. En tirez-vous des premières leçons ?
Le vélo a gagné de la place sur la voiture. Si la crise peut donner un coup d’accélérateur de ce côté, tant mieux ! Il y a néanmoins encore du chemin à faire pour développer du véloroute sur des distances de 10 km. Il ne s’agit pas uniquement de gagner de la place sur la voiture, en centre-ville, mais de créer des vrais itinéraires vélo qui desservent les cités par exemple. On parle beaucoup de la place gagnée par le vélo rue de Rivoli : c’est très bien, mais l’échelle du vélo doit être celle des agglomérations.
La crise nous a aussi rappelé que les logements sont trop petits. Donnons plus d’espace aux habitants dans les rez-de-ville en faisant des locaux de télétravail, des blanchisseries, des cours qui permettent de voisiner, des jardins avec des potagers… Cela nous sortirait de l’impasse du commerce. C’est une opportunité pour accélérer la réflexion et les expérimentations sur les rez-de-ville !
[1] Disposition des immeubles alternativement le long d’une voie et en retrait.